Les spéculations sous Louis XVI

À la fin du XVIIIe siècle, les dernières années du règne de Louis XVI sont marquées par une dette colossale. Elle a été engendrée par d’importantes dépenses et une spéculation boursière effrénée. Celle-ci a d’abord permis au royaume de respirer économiquement, avant de l’envoyer droit vers la Révolution. 

Les temps économiques troublés de la fin du règne de Louis XVI ont paradoxalement germé très tôt. À peine deux ans après son couronnement en octobre 1776, le roi de France, face à la crise économique, cherche un ministre des finances capable d’entreprendre des réformes efficaces. Il pense alors à Jacques Necker, un banquier suisse réputé pour son talent d’économiste. Le roi le nomme « directeur général des finances » le 29 juin 1777. L’objectif de Necker est alors simple : renflouer les caisses de l’État sans écraser les contribuables ni irriter la noblesse et les propriétaires.

À ce stade, il est important de préciser qu’en toile de fond se déroule la Guerre d’indépendance américaine. Elle oppose depuis 1775 (et jusqu’en 1783) les Treize colonies d’Amérique du Nord au royaume de Grande-Bretagne. Ce conflit, le royaume de France y prend part. Les besoins en ressources matérielles et militaires décuplent les charges du Trésor. L’on estime qu’elle a coûté au total à la France près d’un milliard de livres. Jacques Necker songe alors à créer des systèmes lucratifs à rendement immédiat. Il a l’idée de jouer avec l’endettement du royaume comme John Law l’avait théorisé 70 ans plus tôt. La clé se trouve pour lui dans les emprunts d’État et la spéculation des financiers pour créer une dynamique économique. Le Suisse d’origine encourage donc plusieurs types de spéculation, comme celle “à terme” ou “à prime”, dans le but d’attirer des capitaux étrangers. Cette dernière est un jeu d’options d’achat et de vente, permettant d’acheter ou vendre des obligations, mais de renoncer finalement à la transaction si le cours n’est pas parvenu au niveau espéré. Cela donne à la France les moyens suffisants pour notamment financer la guerre américaine. La victoire finale des colons américains face au voisin britannique ne fait que donner plus de crédit à l’idée de Necker. Plusieurs de ses successeurs, comme Charles-Alexandre de Calonne, suivront cette même voie.

Bataille du Cap de Virginie par V. Zveg, employé de l’US Navy (1962)

Animer la spéculation pour soutenir l’économie du royaume

Le Suisse d’origine encourage plusieurs types de spéculation, comme celle “à prime”, dans le but d’attirer des capitaux étrangers. C’est un jeu d’options d’achat et de vente où l’on peut se retirer de la transaction au dernier moment. La victoire finale des colons américains face au voisin britannique ne fait que donner plus de crédit à cette idée. Grisé par ce succès, Calonne, nouveau contrôleur des finances, estime lui aussi qu’animer la spéculation sur des actions profite aux emprunts royaux. Une vague de spéculation submerge alors le royaume dans les années 1783 et 1784, entre les fonds d’Etat et les actions privées. Convergent alors vers Paris des flux de capitaux, comme prévu. Les fréquents recours à l’emprunt incitent d’ailleurs beaucoup de gens à se lancer dans les opérations boursières. Un témoignage recueilli dans les étrennes financières de 1789 est éloquent : “Il y a maintenant des spéculateurs dans tous les ordres de la société”.

Le passage de Necker et de Calonne aux affaires accélère donc le marché. C’est un succès. Tous les maîtres des finances du royaume de France, sur cette courte période, sont convaincus qu’il faut faire circuler l’argent et que l’emprunt peut faire figure de placement intéressant. La spéculation se porte alors par préférence sur différentes grandes compagnies : la Caisse d’escompte, la Compagnie des eaux de Paris, la Banque de Saint-Charles de Madrid et la Compagnie des Indes orientales.

Portrait de Charles-Alexandre de Calonne, par Elisabeth Vigée Le Brun (1784)

Des spéculations bientôt incontrôlables

Mais ils ont en réalité ouvert la boîte de Pandore. Ces nouvelles spéculations deviennent rapidement incontrôlables, échappant même aux plus hautes instances du royaume. Calonne tente d’endiguer l’agiotage (spéculation malhonnête) ou d’autres dérives comme il peut. Il est d’abord dépassé par l’ampleur que prennent les spéculations sur le cours unitaire de la Caisse d’escompte (5 000 actions). Tombé un temps à 3 500 livres, il monte brusquement à 8 000. Alors qu’une rumeur parle de la future montée du dividende semestriel de la compagnie, il s’inquiète de la réaction des “haussiers”, les spéculateurs qui jouent à la hausse. Il interdit en janvier 1785 les transactions à terme de plus de 2 mois sur cette action.

La spéculation se déplace alors vers la Compagnie des eaux de Paris (qui exploite une pompe centrifuge importée d’Angleterre). Elle migre ensuite vers la Banque de Saint-Charles de Madrid, qui profite à l’époque de la pénurie de monnaie métallique. Deuxième problème, le contrôleur des finances craint le scandale d’un conflit d’intérêt. Il avait en effet fait racheter à l’abbé d’Espagnac, par le Trésor royal, des actions de cette banque, dont il a été actionnaire. Il encourage alors Mirabeau à rédiger des pamphlets contre la spéculation.

Cela a pour conséquence de voir les cours de la banque madrilène retomber. Les spéculateurs se reportent alors sur la dette publique (emprunts d’État). Nerveux, Calonne en octroie le monopole aux seuls agents de change, dont il augmente le nombre. Avec l’arrêt du 7 août 1785, il interdit les titres étrangers et le marché à terme.

Avec ces quelques exemples, les décideurs du royaume prennent conscience que la situation est en train de leur échapper. Le successeur de Charles Alexandre de Calonne, Loménie de Brienne, interdit la spéculation à prime par l’arrêté du 14 juillet 1787. Il établit ainsi des bornes strictes à la cotation des emprunts royaux et exclut les compagnies privées de la Bourse, à l’exception de la Caisse d’escompte. Mais ces tentatives d’adapter les règles de jeu ne changeront rien.

Les rentes viagères : le rôle des banquiers suisses

À cette époque, la principale source de revenus de l’État provient de la vente des sept rentes viagères émises par Jacques Necker (taux d’intérêt à 10 % pour financer les conflits). Ce système est prévu pour permettre à l’Etat d’obtenir de l’argent frais et à des personnes aisées d’âge mûr de s’assurer un revenu. Un peu comme une retraite par capitalisation avant l’heure. Ainsi, Necker emprunte à l‘époque 386 millions de livres.

Ces rentes viagères assurent à la France un revenu immédiat, mais peuvent se révéler ruineuses si les porteurs vivent trop longtemps. Les banquiers suisses (en orbite du directeur des finances) ont justement su profiter du système. Plus précisément d’une double faille dans la réglementation française. Premièrement, l’acheteur pouvait sélectionner lui-même le porteur de la rente. Ensuite, le taux d’intérêt de la rente ne dépendait pas de l’âge. Pour maximiser l’espérance de vie, les spéculateurs choisissaient des jeunes filles de la meilleure constitution possible. Si la rente était achetée « sur la tête » d’une enfant de 5 ans, le banquier pouvait espérer percevoir pendant soixante ans un intérêt annuel d’environ 10 %. En à peine une décennie, l’acheteur avait ainsi remboursé son investissement et pouvait jouir ensuite d’un confortable profit aux dépens du Trésor français.

Portrait de Jacques Necker (1781) par Joseph-Siffrein Duplessis

C’est ainsi que ce système a été très utilisé dès le début de la guerre américaine. En quelques années, des dizaines d’opérations de ce type sont montées. La bulle spéculative gonfle jusqu’à participer à rendre – dans les années 1780 – la dette française hors de contrôle. Dans un rapport de 1793, les banquiers suisses sont directement mis en cause. « On se jouait de l’imbécillité de notre ancien gouvernement. Les spéculateurs environnaient les ministres, maîtrisaient le gouvernement. Avec de pareilles opérations, doit-on s’étonner des fortunes énormes et scandaleuses, impolitiques et immorales qui ont été faites dans les derniers temps de la monarchie par des agioteurs, des spéculateurs sur les fonds publics et des financiers ?« .

En effet, cumulées aux autres spéculations déjà évoquées, les rentes viagères sont les gouttes d’eau qui font déborder le vase. Dès 1785-86, le roi Louis XVI ne peut plus combler

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